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Au fur et à mesure que Bakou prenait forme à travers la vitre du compartiment, sur fond de terrain vague surpollué, digne de l’apocalypse, rien n’aurait dit que ça allait être un endroit des plus accueillants. Les usines et les immeubles délabrés à deux pas d’hôtels-palaces flambant-neufs, destinés aux rois du pétrole, nous laissaient anticiper une ville du chacun -pour-soi, une ville sauvage comme du temps de la conquête du Far-West. Et pourtant, ça a été dans les docks à l’abandon de Bakou que l’accueil que nous avons reçu a été le plus chaleureux jusqu’à présent, et c’est là que nous avons découvert la recette-maison Azerbaïdjanais de la régénération urbaine en adéquation avec l’environnement.
Après deux semaines passées à voyager en train, Baku, la ville de l’essor pétrolier, nous révèle ses sombres secrets.
C’est le pétrole qui a fait de Baku ce qu’elle est aujourd’hui : une capitale-ville champignon et un grand port sur la mer Caspienne. C’est le pétrole aussi qui est responsable des niveaux de pollution à haute toxicité de l’eau, de la terre et de l’air dans toute la région. Le fait que la ville ait été le centre de l’industrie pétrochimique soviétique a aujourd’hui pour conséquence un taux élevé de malformations chez les nouveaux-nés et de maladies chez les adultes. Depuis la chute du communisme, les compagnies pétrolières (notamment B.P.) se sont enrichies avec l’or noir extrait de la mer Caspienne ; les tours ont poussé comme des champignons pour y loger les cadres. Parallèlement, les usines pétrochimiques avaient cessé de fonctionner et les logements datant de l’époque communiste n’étaient plus entretenus et devenaient peu à peu des taudis. Suite à un contrat établi en 1994 avec les compagnies pétrolières, les bénéfices profitent à un petit cercle bien gardé (actuellement le président Ilham Aliyev et ses acolytes), ces fonds sont utilisés pour payer des quatre-quatre flambant-neufs ou des villas luxueuses. L’environnement dégradé reste tel quel, sans le moindre financement pour dépolluer les étendues de terre contaminée, et les gens démunis continuent de subsister dans des logements qui tombent en ruines au milieu d’usines fermées, le tout sur une zone côtière laminée par des produits chimiques nocifs.
Et, ce n’est peut-être pas si surprenant, c’est un des habitants les plus pauvres de Bakou qui nous a reçus chez lui, le cœur sur la main. Vekil, chauffeur de camion, qui loge dans un entrepôt de ciment abandonné dans les docks, nous a invités sous son toit et à sa table, et ainsi il nous a sauvés d’un séjour forcé en hôtel soviétique puant et hors-de-prix. En nous hébergeant, il nous a permis de découvrir la capitale de l’Azerbaïdjan, de l’intérieur, en pleine transformation.
Peu à peu la ville se dessine comme une caricature tirée de la propagande soviétique anti-capitaliste. Les riches s’enrichissent et les pauvres luttent pour survivre – mais comme il arrive souvent quand les temps sont durs, ces derniers y parviennent avec énormément d’ingéniosité, réutilisant et recyclant tous les matériaux disponibles. Rien n’est gaspillé. Le logement d’une pièce de nôtre hôte Vekil se situe dans une cimenterie abandonnée où vivent au moins trente autres personnes.
Les entrepôts fermés deviennent vite des espaces à vivre en utilisant les matériaux disponibles gratuitement sur place : les emballages en carton, la tôle ondulée. L’électricité et l’eau sont détournées « gracieusement » des lignes principales grâce à quelques tuyaux et quelques câbles fixés « maison ». Ajoutez une plaque chauffante, quelques vieux meubles, une télé, un rétroviseur de camion en guise de miroir, et voilà qu’un studio issu entièrement du recyclage, dans le plus pur style post-industriel, est prêt pour y vivre. Dans la « résidence » de la cimenterie nous trouvons même un restaurant improvisé servant la « shashlik » (grillades), accompagnée de pain, de salades et de bière, sur une terrasse qui domine la verdure qui a poussé tout autour des épaves de ciment et de ferrailles rouillées. Comme dans beaucoup d’autres endroits en Azerbaïdjan, les gens du coin ont fait de cette zone industrielle à l’abandon un endroit où on se trouve bien, contre toute attente. En Occident on pourrait peut-être en tirer une leçon de régénération urbaine faite-maison, sans coût, comme ces gens-là en ont trouvé le secret.
Les usines abandonnées après l’effondrement de l’industrie soviétique représentent un lieu de prédilection où ceux qui y travaillaient par le passé reviennent, se trouvant encore plus pauvres sous le régime capitaliste que sous le régime communiste. Le logement à Bakou est incroyablement cher – un appartement même très éloigné du centre ville peut monter à $120 000, un prix exorbitant pour la plupart des habitants. Les usines fermées de Bakou et de la ville voisine de Sumquait sont aussi occupées par un grand nombre de réfugiés de la guerre dans le Nagorno Karabakh.
Veril a de la chance car la cimenterie n’est pas sa seule maison ; il a également un appartement à Sumquait -la vision de cauchemar de l’envers d’une station balnéaire- où vivent sa femme et leurs six enfants, et où il retourne quand il n’y a pas de travail pour lui à Bakou. Beaucoup d’autres n’ont nulle part ailleurs où aller. Mais les immeubles de Sumquait ne valent guère mieux que la cimenterie : la plupart ont des salles-de-bains et des toilettes communes, et leur délabrement est évident même de l’extérieur. Le fait de vivre à Sumquait entraîne également de graves risques pour la santé : les nombreux cas de malformations à la naissance et d’enfants morts-nés dans la région se trouvent attestés au cimetière des bébés où ,sur de nombreuses tombes, on peut voir les photos-souvenirs de nourrissons malformés.
Le plus surprenant c’est la fierté avec laquelle les gens nous parlent de leurs usines, à présent fermées pour la plupart ou fonctionnant à demi-régime. « Tout ça marchait comme sur des roulettes à l’époque soviétique, l’usine d’aluminium, l’usine de caoutchouc, l’usine de produits chimiques », nous dit un autre chauffeur poids-lourds de Sumquai avec fierté. « A présent c’est fini, on ne sait plus où on va. » A Bakou, les amoureux se promènent sur l’avenue du bord de mer, avec à l’horizon les plateformes pétrolières qui surplombent une mer malodorante, d’une bizarre couleur verdâtre sur laquelle des taches de pétrole luisent de mille reflets multicolores. C’est comme si la pollution faisait partie intégrante de la vie quotidienne, sans que quiconque pense à la remettre en question.
« En Azerbaïdjan, la pollution c’est quelque chose de traditionnel », nous dit un jeune homme employé à l’office de tourisme d’état ,un soir pendant le repas. « Ce n’est pas étonnant si rien ne change », dit-il « ceci du fait que la préservation de l’environnement n’est pas enseignée à l’école. » Et pourtant les habitants apprécient un cadre agréable : le restaurant où nous nous trouvons par exemple est comme une petite oasis de tables dans l’écrin de végétation verdoyante et de fleurs d’une cour bien cachée parmi d’affreuses tours de béton près de la gare routière de la ville. Les habitants ont le don de transformer des petits coins comme celui-ci, tandis que les lieux publics restent pollués et sales comme du temps du communisme. Il se peut bien qu’il faille le temps d’une génération avant que les Azéris adoptent la même attitude envers les lieux publics qu’envers les lieux privés, et cela à condition que le système éducatif se mette à diffuser l’idée de la protection de l’environnement pour tous.